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chapitre réalisé à partir du livre de Serge Paugam, Les formes élémentaires de la pauvreté, Paris, PUF,
coll. « Le lien social », 2005.
la pauvreté disqualifiante traduit une configuration sociale où ceux que l’on appelle les
« pauvres » sont de plus en plus nombreux et refoulés, pour la plupart, hors de la sphère
productive. Leurs difficultés risquent de ce fait de s’accroître, ainsi que leur dépendance à
l’égard des services de l’action sociale. Cette forme élémentaire de la pauvreté se distingue
nettement de la pauvreté marginale et de la pauvreté intégrée. Elle ne renvoie pas à un état de
misère stabilisée, mais à un processus qui peut toucher des franges de la population jusqu’à
lors parfaitement intégrées au marché de l’emploi. Ce processus concerne des personnes
confrontées à des situations de précarité de plus en plus lourdes tant dans le domaine du
revenu, des conditions de logement et de santé, que dans celui de la participation à la vie
sociale. Ce phénomène n’affecte pas que ces franges nouvellement précarisées de la
population. Il affecte l’ensemble de la société tant l’insécurité génère une angoisse collective.
La pauvreté disqualifiante a une probabilité plus élevée de se développer dans les sociétés
« postindustrielles », notamment dans celles qui sont confrontées à une forte augmentation du
chômage et des statuts précaires sur le marché du travail.
Les enquêtes européennes ont permis de constater que la représentation sociale de la pauvreté
comme une chute est actuellement très répandue. L’image dominante du pauvre est donc celle
de la victime d’une déchéance sociale à la suite d’une ou de plusieurs sévères ruptures.
Après la période des « trente glorieuses » au cours de laquelle les classes populaires ont cru pouvoir
échapper à ce destin de pauvres qui avait été celui des générations antérieures, le chômage de
masse et de longue durée a fait vaciller la société salariale à partir de la fin des années 1970.
Le sentiment d’insécurité sociale s’est alors solidement ancré dans la conscience collective à
tel point que plus de la moitié de la population française craint désormais d’être touchée par
l’exclusion. Ce malaise a été renforcé par l’apparition au cours de la même période de
nouvelles formes de disqualification spatiale. S’il faut se méfier de l’utilisation à des fins
médiatiques de l’image du ghetto, souvent importée des Etats-Unis et plaquée sans nuance sur
une réalité française et européenne pourtant très différente, de nombreuses zones urbaines
« sensibles » ont été identifiés par les pouvoirs publics dans les agglomérations. Ces zones
concentrent une population touchée par la crise de l’emploi. Elles se vident progressivement
de leur classe moyenne et se disqualifient rapidement. Les rapports sociaux y sont souvent
tendus et les symptômes de dépression particulièrement courants. Ainsi la crise du tissu social
urbain recoupe la crise du marché de l’emploi et contribue à accroître les inégalités
économiques et sociales.
Les données issues des enquêtes européennes confirment que la pauvreté correspond
véritablement à un processus de cumul de handicaps. Le risque que le chômage s’accompagne
de pauvreté économique et d’isolement social n’est pas une invention. Il est bien réel. Mais ce
risque varie d’un pays à l’autre. Il reste faible à la fois au Danemark et dans les pays du Sud.
Il est fort, en revanche, au Royaume Uni, en France et en Allemagne, c’est-à-dire dans les
nations les plus industrialisées d’Europe, celles qui ont connu des restructurations d’envergure
et des pertes d’emplois considérables.
Le cas de l’Allemagne est paradoxal. Si l’on se réfère au discours dominant sur la pauvreté et
aux pratiques des institutions d’action sociale, on serait tenté de rapprocher ce pays de la
pauvreté marginale tant les enquêtes soulignent une forte résistance collective à la
reconnaissance officielle de la pauvreté et une tendance à l’individualisation des aides et à la
stigmatisation des pauvres. Mais si l’on se réfère aux expériences vécues de la pauvreté, le
risque de disqualification sociale est loin d’être négligeable dans ce pays et les cumuls de
handicaps pour une frange nombreuse de la population le rapprochent davantage de la France
et de la Grande-Bretagne que des Pays Scandinaves. Ce processus s’est sans doute aggravé
depuis la réunification. Les Allemands de l’Ouest sont nombreux aujourd’hui à se plaindre
des impôts qu’ils ont à payer pour subvenir aux besoins des Allemands de l’Est. Toujours estil
que la situation de l’Allemagne est pour ainsi dire intermédiaire entre la pauvreté marginale
et la pauvreté disqualifiante. Il faut peut-être l’interpréter comme l’expression d’une
évolution en cours.
Enfin, dans ces pays qui se rapprochent le plus de la pauvreté disqualifiante, il faut souligner
un recherche constante de nouvelles solutions dans le domaine de la protection et de
l’intervention sociales. C’est pourquoi, on a pu assister ces dernières années à une
multiplication des cibles et des acteurs, ce qui a contribué à gonfler le nombre des personnes
susceptibles d’être prises en charge d’une manière ou d’une autre par les services de l’action
sociale. Les solutions d’insertion et d’accompagnement social se sont répandues dans tous les
pays, mais les résultats de ces programmes restent globalement insuffisants pour espérer
réduire de façon sensible le problème du chômage et de la pauvreté. Pour l’ensemble de ces
raisons, ce rapport social à la pauvreté renvoie à un processus en cours dont on n’a pas fini
d’analyser les effets. Il est susceptible de se répandre dans d’autres pays.
Si cette typologie est vérifiée empiriquement, il faut tout d’abord en conclure que la pauvreté
n’est pas universelle. Elle prend des formes différentes selon les sociétés, selon leur histoire et
leur développement. A revenu égal, être pauvre dans le Mezzogiorno n’a pas le même sens
qu’être pauvre dans la région parisienne. Etre pauvre dans le Nord de la France dans les
années 1960 n’avait pas non plus le même sens qu’être pauvre aujourd’hui dans la même
région. Le groupe des pauvres peut évidemment être défini en tant que tel à partir d’une
mesure objective qui peut paraître unanimement acceptable et s’imposer à tous comme un
étalon universel, mais que signifie cette mesure si l’on n’interroge pas en même temps les
représentations sociales et les expériences vécues de la pauvreté ? Prendre en compte la
diversité est une avancée et cette typologie est un moyen pour y parvenir. Il ne faudrait
toutefois pas en conclure que les formes que peut prendre la pauvreté dans les sociétés
modernes sont infinies.
Ces formes de la pauvreté sont élémentaires tout d’abord parce qu’elles ont été élaborées sur
la base d’un raisonnement idéal-typique qui se borne à ne retenir que les traits principaux
d’un phénomène et à en justifier la sélection à partir d’un faisceau d’hypothèses imbriquées,
le plus souvent puisées dans la connaissance historique des sociétés contemporaines. Ces
formes sont élémentaires parce qu’elles renvoient également à des configurations sociales
précises dont la matrice constitutive a pu être vérifiée par les enquêtes empiriques. Enfin, si
ces formes sont élémentaires, c’est parce que chacune d’entre elles représente un type de
relation d’interdépendance suffisamment stable pour se maintenir durablement et s’imposer
comme une unité sui generis distincte des éléments individuels qui le caractérisent.
Autrement dit, chaque forme élémentaire de la pauvreté correspond à un état d’équilibre
relativement cristallisé des relations entre des individus inégaux (des pauvres et des non
pauvres) à l’intérieur d’un système social formant un tout.